Voici une suite, ou plutôt ce que je qualifierais d'interlude à ma précédante fic:
"Mort / Vivant"TITRE : L'Enfer, C'est les Autres
RESUME : Agoraphobie (n.f.) crainte pathologique des larges espaces, des lieux publics.
Partie 1
La petite fille s'appelait Eileen. Elle avait sept ans. Mais elle n'était pas comme toutes les petites filles de son âge. C'est ce qui la rendait si fière, en cet instant.
Il était déjà tard, et les quelques badauds en costumes, attaché-case à la main, se pressaient pour rejoindre leurs véhicules, héler un taxi, tandis que d'autres s'engouffraient dans la bouche du métro.
Ils ne voyaient pas à quel point elle était fière.
Serrant la main de sa mère, en direction du métro, elle la guidait avec assurance et le sentiment de faire quelque chose d'exceptionnel.
"Qu'y a-t-il, Eileen?" lui demanda subitement sa mère.
Alanis Parker avait senti la légère crispation de la petite main d'Eileen, et la si discrète hésitation dans sa progression.
"Le monsieur policier, je crois qu'il est malade..." dit la petite fille.
"Où est-il?"
Eileen, sans un mot, guida sa mère non loin de la gueule béante du métro.
Assis sur le sol, adossé à un muret qui délimitait un carré de verdure aux pieds des immeubles de Manhattan, son ami policier semblait invisible aux yeux des badauds. Il avait enfouit son visage dans ses mains. Elle se mordilla la lèvre inférieure, malgré elle, en réalisant qu'il respirait difficilement, et que c'était peut-être bien parce qu'il pleurait. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vu un homme pleurer. Encore moins un policier.
Eileen s'accroupit près de lui, et posa sa petite main sur son bras. Elle sursauta presque en même temps que lui, mais plus vivement.
"Excuse-moi, chérie", dit-il. "Je voulais pas te faire peur".
Et il l'approcha de lui pour lui déposer un baiser réconfortant sur le front.
"Est-ce que ça va, Daniel?" intervint Alanis Parker.
Il leva la tête vers elle. Mais ça lui fila le tournis, et accéléra les battements de son coeur. A tel point qu'il dut fermer les yeux. Eileen, qui s'était assise près de lui, s'approcha un peu plus près de lui, jusqu'à se trouver tout contre lui. Il sentit alors le doux parfum de ses cheveux. Un mélange d'amande et de vanille. Il était rassuré de les savoir là, toutes les deux. Inquiètes, mais pas plus que de raison. Présentes, mais pas étouffantes.
Quand il rouvrit les yeux, il vit Alanis s'agenouiller à côté de lui, en s'aidant du muret.
"Est-ce que quelqu'un t'a fait du mal, ou...", commença-t-elle en cherchant sa main.
"Non", la rassura-t-il aussitôt, en la lui prenant. "C'est rien, ça va passer..."
"Qu'est-ce qui te rend si triste? Tu m'as l'air si..." Elle hésita une seconde: "angoissé?"
Danny sourit avec résignation. Alanis était peut-être aveugle, mais elle avait des oreilles, des mains, et un coeur qui voyait tout, qui ressentait les choses avec une justesse incroyable. Lui mentir était vanité.
"Tu aurais été là dix minutes plus tôt, je crois que tu te serais vraiment
beaucoup inquiétée..." avoua-t-il. "J'ai... complètement flippé."
"Pourquoi, qu'est-ce qui t'a fait si peur?"
Il prit une profonde inspiration, et soupira lentement. A sa gauche, la petite Eileen levait vers lui son regard attentif. Danny lui adressa un sourire sincèrement reconnaissant, puis se tourna vers Alanis pour lui murmurer un seul et unique mot: "Agoraphobie."
Alanis haussa les sourcils.
"Tu en as parlé à quelqu'un?"
Malgré la circulation, et le bruit sourd et grondant au passage d'une rame de métro quelques mètres en-dessous d'eux, elle entendit Danny échapper un petit rire amer. Avant qu'il ne réponde: "A une seule personne."
Alanis acquiesça presque imperceptiblement. La seule personne, c'était elle. Et elle savait que l'unique raison à cela, c'était le hasard. Danny était au pied du mur. Il était au milieu de quelque chose qui le terrifiait. Et elle et sa fille étaient apparues, et devenues ainsi les seules personnes capables de le tirer de là.
Elle tourna légèrement la tête sur sa droite, où se trouvait sa fille, et s'adressa à elle: "Chérie? On rentre. Prend la main de Daniel, on va prendre le métro."
Eileen bondit alors sur ses pieds, et tendit la main à son ami policier. Quelques instants plus tard, ils parcouraient ensemble les couloirs souterrains. Alanis et Danny se tenaient l'un contre l'autre, bras dessus bras dessous, et Eileen serrait la main de Danny, affichant sur son visage un grand sourire fier.
Mais ceux qui les croisaient ne virent pas l'aveugle. Et ils ne virent pas la fierté de la petite fille à guider ainsi son petit monde à travers les entrailles de la grande ville. Il ne virent pas non plus les efforts que ça demandait à l'homme de paraître simplement comme les autres, et de faire justement en sorte qu'on ne le voit pas...
Il ne fallait plus que ça se produise. C'était complètement absurde. Une petite fille n'avait pas à prendre en charge des grandes personnes comme elle l'avait fait, avec le courage et l'innocente candeur des petites filles de son âge. Une aveugle n'avait pas à le guider, lui, dans les couloirs du métro, dans les rues, et parmi les habitants de cette ville. jusque chez lui. C'était à lui que revenait le devoir de les accompagner, et de les protéger, jusqu'à ce qu'elles soient chez elles en sécurité. Toutes les deux. A lui seul.
Il ne fallait plus que ça se produise.
Et Don lui disait qu'il avait de la paperasse à terminer, et qu'il en avait bien pour une heure encore.
"OK, laisse tomber, je vais prendre le dernier métro", lui répondit Danny au bout du fil.
"Tu es sûr?""Non", avoua-t-il aussitôt. Mot qu'il regretta aussitôt.
Oui! Je suis sûr de pouvoir y arriver! Bien sûr que je vais y arriver! C'est pas sorcier, de rentrer chez soi! Je l'ai déjà fait des centaines de fois! Voilà ce qu'il aurait fallu répondre!
"Fais-toi raccompagner, Danny."Celui-ci tenta alors de rattraper le coup, mais lui-même avait du mal à croire ses propres paroles: "C'est bon, ça ira", s'entendit-il dire. "Je vais y arriver."
Le silence de Don, à l'autre bout du fil, berça un instants ses illusions.
"Tu me crois pas?" s'enquit Danny, avec un sourire inquiet aux lèvres.
"Je te fais confiance, Danny. On se voit tout à l'heure."Danny acquiesça, peut-être pour tenter de se persuader qu'un peu d'optimisme et de confiance allait l'aider. Mais il lui fallait plus que ça. Il lui fallait quelqu'un à ses côtés. Quelqu'un comme Don. Mais là, il était seul. Le défi était grand. S'il pouvait seulement lui donner tort, pour une fois, et surmonter cette foutue... saloperie de phobie.
"A tout à l'heure", lança-t-il à Don avant de raccrocher.
Couper la communication, ce fut comme couper brutalement les ponts. Comme on abandonne quelqu'un sur le bord d'une route. Et celui qui restait seul et abandonné au bord de cette route, c'était lui.
Pourquoi pensait-il des choses pareilles, il l'ignorait. Et pourquoi il appréhendait à tel point le monde, à l'extérieur? Pourquoi ces lieux qu'il connaissaient si bien, et ces gens pourtant si indifférents le terrifiaient tant? Ça, c'était la grande question.
Un bruit métallique l'extirpa de ses réflexions. Il eut du mal à croire, en regardant l'heure à sa montre, que près de vingt minutes s'étaient écoulés depuis qu'il avait raccroché son téléphone. Il se leva du banc sur lequel il était assis, juste en face de son vestiaire. Il salua le petit nouveau du labo balistique qui prenait son service de nuit, et quitta les lieux comme un voleur.
Jusque là, tout allait bien.
Il espéra ne pas croiser Mac. Car depuis le temps qu'il était sensé être parti, il y avait de quoi se poser des questions. Bien sûr, Danny aurait pu inventer un tas d'excuses plus plausibles les unes que les autres pour expliquer ce contre-temps. Et Mac aurait peut-être fait semblant de le croire, encore une fois. Mais ça non plus, il ne fallait plus que ça se produise. Parce qu'un mensonge de plus aurait été un mensonge de trop. Il le savait. Tout comme il savait qu'il devrait inévitablement finir par s'expliquer, et affronter la réalité en face, à défaut de pouvoir se débarrasser de son problème.
Il croisa les doigts, en attendant l'ascenseur. Au dernier moment, il pensa même emprunter la cage d'escaliers. Mais n'y avait-il pas meilleur test, que de se retrouver seul avec des inconnus dans un ascenseur?
Il se fit violence pour rester là où il était, s'efforçant de paraître aussi naturel et détendu que s'il attendait... un ascenseur.
Putain de merde... fais chier! bouillonnait-t-il cependant, à l'intérieur.
Sois un peu rationnel, prends sur toi, nom de Dieu...Il sentit les battements de son coeur s'accélérer à tout rompre quand l'ascenseur arriva à l'étage, et que les portes s'ouvrirent lentement.
Personne.
Il dissimula assez facilement son soulagement. Question d'habitude, probablement. Puis il s'engouffra dans la boîte, et appuya sur le numéro 1 avant que quiconque puisse passer les portes. Il avait besoin d'être seul. Non seulement parce que les autres le rendaient mal à l'aise, mais aussi parce que c'était son calvaire, et qu'il ne voulait le partager avec personne.
La boîte descendit tout droit jusqu'au rez-de-chaussée, sans encombres. Une sacrée aubaine.
Ensuite, il traversa le hall d'entrée, jusqu'à la grande porte. Il fonça, tête baissée, ne regardant que ses chaussures.
T'arrête pas... surtout pas... quel abruti je fais... pensa-t-il en subissant encore une fois l'emballement infernal de son coeur, qui battait la chamade.
Il sortit finalement dans l'air frais de Manhattan. Et là, il s'arrêta. Peut-être que c'était une bonne idée de respirer un peu avant d'aller plus loin...
Après une profonde inspiration, il leva la tête, et trouva que ça grouillait de monde, ce soir. Les passants, la circulation. Le bruit. L'atmosphère lui semblait étrangement pesante, et étouffante. Comme saturée. Le genre d'atmosphère qui régnait peu après un gros orage. Une chaleur humide écrasante.
A un moment, il se sentit comme un cow-boy du far-west. Celui qui se préparait à dégainer, pour remporter le duel, seulement entouré de volets clos, de poussières soulevées par le vent chaud, et de silence. Face à lui, l'ennemi à abattre.
Danny se mit à respirer consciencieusement, et reprit sa marche. Direction le métro. Il approcha de l'endroit où il avait lamentablement échoué, quelques jours auparavant. Là où Alanis et la petite Eileen l'avait trouvé, encore tremblant de peur, assis par terre contre le muret, à se demander s'il arriverait à reprendre le dessus tout seul, ou bien s'il devait se résoudre à passer un coup de fil à Don.
Ce soir-là, il avait prononcé le mot pour la première fois. Agoraphobie. Parce qu'il devait bien une explication à Alanis. Le soir suivant, il avait tout raconté à Don. Juste au cas où ce genre de mésaventure se reproduisait, et que cette fois, personne ne soit là pour l'aider. Il s'était dit que ça lui épargnerait des explications incohérentes le jour venu.
Allo, Don, viens me chercher, je t'en supplie, je peux plus respirer! Non, mais franchement! De quoi ça avait l'air?
Danny cligna des yeux plusieurs fois rapidement. Sa vue se troublait, comme si de la buée s'était formée sur ses lunettes. Mais ce n'était pas de la buée. Il continuait de marcher, cependant. Mais on aurait dit qu'un nuage s'était détaché du ciel pour venir lui brouiller la vue, et l'esprit. Il avait de plus en plus de mal à s'oxygéner correctement...
à suivre...